Sainte-Anne spleen

Paris 8ème, avenue Montaigne, un jeudi soir de mai. 

C’était sa première sortie entre filles suite à son séjour en HP. Elles l'avaient traînée au Manko, leur spot poufs, comme elles aimaient l'appeler.

Assise à siroter son Chicha Morrada, elle les écoutait raconter leurs derniers rencards, détailler leurs récentes sauteries avec de parfaits inconnus rencontrés dans des bars d’hôtel ou bien sur des applis dating. À les entendre, baiser le premier mec venu, prendre son pied et se faire la malle en pleine nuit sonnait si bien, si bon, si fun. Jade avait toujours eu du mal avec les plans d’un soir, les étreintes sans passion, les orgasmes sans lendemain.

Prise d’une bouffée d’angoisse, elle prétexta une pause pipi et fila aux toilettes. Face au miroir strassé, elle sortit de sa pochette Maje un demi-comprimé de Buspirone et l’avala accompagné d’un peu d’eau bue au robinet. Son psy l’avait rassurée, les premiers jours à l’air libre étaient les plus durs à gérer. Elle pouvait augmenter les doses, sans toutefois jamais dépasser les 60 milligrammes par jour.

Toute à ses affres et son mal-être, elle n’avait pas noté qu’une sublime maghrébine la bouffait du regard depuis l’autre bout de la pièce. Perchée sur des talons bobine vernis, vêtue d’un pantalon taille haute et d’un crop top noir transparent, elle ne la quittait pas des yeux, mordillant sa lèvre inférieure. Jade fit mine de ne pas la voir, se remaquilla dans la glace. C’est vrai qu’elle était belle et bonne. Elle trouvait si absurde de dégager autant de sex-appeal quand tout en elle était cassé, endommagé du cœur au crâne, de l’esprit jusqu’à l’âme. Entre elle et son égo, le divorce était consommé. Le peu d’estime qu’elle se portait, la haine de soi qu’elle ressentait, aucune œillade, sourire ou geste n’y pouvait rien.

La fille l’approcha par derrière, l’enlaça de ses mains tatouées au henné, couvertes de motifs mauresques. Via le reflet du grand miroir, Jade remarqua les résidus de c. qui parsemaient sa peau au niveau des narines. Elle sentit ses paupières tomber.

Quelques minutes plus tard, enfermée dans une des cabines, jupe relevée, culotte baissée, elle jouit dans la bouche de la beurette agenouillée. La lesbienne volatilisée, Jade s’écroula sur l’abattant des chiottes, cuisses trempées, chevilles en coton.

De retour à la table, elle s’immisça tant bien que mal dans la conversation en cours. Les filles parlaient pêle-mêle séries Netflix, ventes privées du moment, destinations d’été et derniers livres lus. La nouvelle saison de The Crown, moins 40 % sur tout Dior, prix des Air b’n’b à Malte, Despentes et son bouquin de ouf…elle enviait tant leur engouement pour ces choses qui lui semblaient vaines, insipides au possible.

La rue Cabanis lui manquait. Elle avait le mal de Sainte-Anne, de ses hauts murs d’enceinte, la nostalgie de ses couloirs, de ses blouses blanches, du silence de sa petite chambre. Ouvrez grand vos jolis yeux verts, regardez, contemplez, vous avez la vie devant vous, lui serinait son psy. Elle ne demandait qu’à le croire mais dehors ne voyait que le vide, l’abîme existentiel qui la coupait de son paradis parisien, de son asile aux airs d’Eden.

Vers deux du mat’, pétrie d’anxiété et d’ennui, elle se commanda un Uber. En l’attendant, elle se dit que sur le trajet jusqu’à son nid, du côté de porte de Bercy, elle demanderait à son chauffeur de passer devant l’hôpital.