À l'eau

Depuis maintenant quelques semaines, à mon arrivée dans l’enceinte bleutée sur les coups de dix-neuf heures trente, je la trouvais assise au bord de la piscine. Immergée jusqu’à mi-mollets, coiffée d’un bonnet rose pétard, toujours dans le même maillot noir. Les yeux plongés dans l’eau turquoise, elle battait lentement des pieds. À chaque fois, on échangeait le même sourire, furtif mais franc, puis je démarrais mes longueurs. 

Un soir, pourtant comme un autre, une fois ma session terminée je décide de la rejoindre et de m’asseoir à ses côtés.

Vingt-huit degrés, c’est pas assez ? Après y’a l’océan indien, mais c’est plus loin.

La fille sourit, sans toutefois répondre ni même m’adresser un regard.

J’vais finir par vous y pousser, vous savez.

- Croyez-moi, c’est tout sauf l’envie qui m’en manque.

- Alors qu’est-ce qui vous manque ?

- … L’énergie, me rétorque-t-elle, tout en ôtant son bonnet rose, dévoilant un crâne lisse comme un œuf. 

 D’accord. J’imaginais rien de tout ça. Désolé pour l’approche un brin frontale.

 Vous pouviez pas savoir. Du coup voilà, je viens juste pour faire trempette. Bon, je pourrais tenter le coup, me lancer... Mais si c’est pour m’essouffler au bout d’à peine quelques secondes, je préfère même pas essayer. Croyez-moi, je connais rien de plus frustrant que d’être lâchée par son corps. 

 J’comprends bien. Mais l’essentiel, c’est justement de n'rien lâcher, là, et là, lui dis-je tout en tapotant mon index sur ma tempe encore humide puis en frappant du poing au niveau du pectoral gauche.

Obtenant pour seule réponse un silence résigné ponctué de légers clapotis, je me relève d’un bond, lui arrache son bonnet de bain pour aussitôt le faire voler jusqu’au beau milieu du bassin.

Mais ça va pas dans votre tête, vous faites quoi là ?! me hurle la jeune femme métisse tout en couvrant sa tête nue des deux mains.

- J’vous jette à l’eau. 

À son tour elle se lève, zieute autour d’elle en quête d’une gaffe ou toute autre perche de fortune.

Va falloir aller le chercher. Et pour ça comptez pas sur moi.

Cinglé, grince-t-elle avant de s’élancer, tête la première et bras tendus, dans un parfait plongeon.

Une heure plus tard, on dîne ensemble au petit bistrot de quartier qui jouxte la piscine.

Faites-vous plaisir, je vous invite, me lance Nell par-dessus la carte tandis que j’étudie les plats.

On trinque au champagne rosé, à ses 20 longueurs effectuées et aux nombreuses autres à venir, quand mon portable vibre pour la énième fois.

Une amoureuse ? me questionne Nell.

- Une histoire tout juste achevée.

- À son initiative ? 

- La mienne.  

- Qu’est-ce qui a lâché, pour le coup ? Le corps, le cœur… À moins que ce ne soit la tête ? suggère-t-elle tout en pianotant à son tour sur sa tempe, de son index vernis.

- Disons… Un vieux réflexe.

- Je vois. Du genre à fuir le bonheur de peur qu’il ne se sauve, comme dirait le poète Gainsbourg. Un mal chronique chez vous, alors… ? m’assène-t-elle d’un sourire espiègle.

Le silence qui s’ensuit, de même que mon regard rivé vers les bulles de ma coupe de Mumm, interpellent évidemment Nell, qui pour le moins délicatement change d’objet de conversation.

Peu avant minuit, on se quitte à l’arrêt du bus d’une étreinte brève mais tendre avec la jolie perspective de bientôt se revoir dans l’eau.

Sur le trajet du retour, je songe à son âpre combat, à sa victoire du jour. Aux prochaines batailles à livrer, à cette guerre partie pour durer. À l'ennemi en chacun de nous, qu'on craint trop souvent d'affronter. Dans la poche arrière de mon jean, l'iPhone recommence à vibrer.