L'alliance

De sortie nocturne en vélo dans les rues déjà endormies de mon quartier, mon phare avant éclaire soudain une silhouette à la taille fine, aux courbes avantageuses, les mains affairées à scotcher une affichette au dos d’un parcmètre :

 

ALLIANCE PERDUE

 

Ce bijou a une TRÈS GRANDE valeur sentimentale

 

Grosse RÉCOMPENSE offerte à la personne qui la retrouve

 

Merci de me contacter au 06 08 42 04 28

 

- Perdue dans le quartier ?

- Aux alentours je pense, oui. Donc je placarde un peu partout, sait-on jamais.

- Perso, si je la retrouvais, je refuserais la récompense.

- Tiens donc. Vous me la rendriez comme ça, pour ensuite sitôt disparaître, sans rien exiger en retour ?

- Juste un dîner en tête-à-tête. Dans le resto de votre choix. Alors, je sais, vous allez me répondre qu’étant mariée, c’est imp-…

- …Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

 À moins d’avoir mal lu votre avis de recherche…

- J’ai parlé d’une alliance, c’est vrai, mais je ne la porte pas en tant que telle. Elle appartenait à ma mère, et à ma grand-mère avant elle. C’est un bijou unique, à l’histoire aussi belle que triste.

- Et vous me la raconteriez, au cours de ce dîner ?

- Pour le dîner, commencez par trouver ma bague. Et pour l’histoire, je peux vous la conter ici : Début 40, Jacques, mon grand-père, rencontre ma grand-mère Edwige dans un café dansant. Elle était belle à faire du cinéma. Juive. Mai 40, la France est envahie, la purge pétainiste commence. Ses parents déportés, elle aurait dû suivre à son tour. Pour la sauver, il l’épouse en 41 et fait graver ses initiales au creux de la bague : J.M..

- Ok, je comprends mieux toute votre énergie déployée à remettre la main dessus.

- Si vous saviez comme je m’en veux. Surtout que je la savais bien trop grande pour moi et mes tout petits doigts. 

 Vous en parlez à l’imparfait.

- Une intuition. Je sens, je sais. Personne ne viendra me la rendre. 

- Hey, mollo sur le côté mélo. Les jolies histoires, ça existe. Les fins heureuses aussi. Jacques et Edwige en étaient la preuve bien vivante, nan ?

- Pas faux. Bon, vous, si vous tenez à ce dîner, vous savez ce qu’il vous reste à faire, lâche-t-elle d’un sourire amusé avant de filer dans la nuit, ses photocopies à la main.

Deux soirs plus tard, de retour à vélo dans la rue de notre rencontre, je constate les affiches ôtées. Le numéro de l’inconnue enregistré dans mon portable, je me décide à la texter:

Bague restituée ? Le type d’avant-hier en vélo.

 La réponse m’arrive aussitôt :

Bague retrouvée… au fin fond de mon sac à main !

Comme quoi, vous aviez vu juste : personne n’est venu vous la rendre. 

- :-)

- Un verre pour fêter ça ? On trinquera à Jacques et Edwige.

- Navrée pour la fin de l’histoire, certainement pas aussi jolie que vous l’auriez souhaitée, mais non, sans façon.

- Pas votre genre ?

- C’est le cas de le dire : mon genre est plutôt féminin. On aurait perdu notre temps. D’ailleurs il va me falloir vous laisser, ma copine ne va pas tarder. Ce soir, je la présente à mes parents. Ça risque d’être compliqué.

L’échange de textos terminé, je descends au café du coin, commande une coupe de blanc de blancs, bois à la santé de la fille, de ses aïeux, de sa chérie, des amours modernes, passés et des combats livrés hier comme aujourd’hui.