Période d'essai

Breaking news : ma nounou vient de me planter. Impossible de te rejoindre au spot de coworking. Si toi tu peux venir, c’est cool. 58, avenue de Suffren. Métro Ségur.

Sitôt entré chez Anaïs, je lève les yeux au ciel :

- Et ben, tu parles d’une hauteur sous plafond. Y’a quoi, 3 mètres, 3,50 mètres, là, nan ?

- T’as le compas dans l’œil, dis-moi. C’est ça, on est à 3,40 mètres. Bah écoute, bienvenue chez moi. Estéban dessine dans sa chambre, on devrait être un peu tranquille.

Tandis que je sors mon Macbook, Anaïs m’annonce d’une voix douce :

Tu sais, c’est probablement l’un de nos derniers tafs ensemble. Je pense retourner en agence sous peu. Clément Séchet quitte son poste de DC chez Marcel. J’ai déjà passé deux entretiens, plutôt fructueux. One last step : je rencontre Blandine Mercier, la DG, en fin de semaine. 

- Ça devait arriver, tu m'quittes. Écoute, si c’est ton besoin, ton envie, alors fonce. De nouvelles aventures, de nouveaux horizons…

- …Et surtout un nouveau salaire. J’en ai marre de tirer la langue, niveau finances. Le loyer ici coûte un bras, y’a l’école privée d’Estéban, ses cours de saxo, de tennis… Bref, je vais pouvoir souffler un peu.

- Et tu veux toujours pas bouger ? L’appart est quand même super grand, pour vous deux. Et puis ce quartier… C’est pas toi.

- C’est encore un peu tôt, je pense. Esté vient déjà de perdre son papa, côté repères c’est pas terrible. Si en plus il quitte sa maison, son école, son quartier, que je l’éloigne de ses copains…

- T’as mille fois raison, dis-je en balayant du regard le salon triple séjour, peuplé de nombreux cadres photo et de pêle-mêle postérisés.

 Ça aussi, pour l’instant je le garde tel quel. Niveau déco, on va y aller tout doux. Pour Esté comme pour moi, d’ailleurs.

 J’comprends.

- Tu sais, Martin et moi nous sommes connus ados. J’ai pas souvenir de la vie sans lui. Et parfois je me dis que je suis pas certaine de vouloir la connaître ainsi.

- Arrête tes conneries.

- En tout cas, je me laisse le temps. J’me remettrai sur le marché quand j’aurai des rides plein le front, les jambes criblées de vergetures et du poil au menton.

- Y’a de la marge, va.

- Et toi, t’avises surtout pas de m’inscrire sur tes foutues applications. Astrid m’a débriefé ses dates : un cauchemar bien réel. Entre les pervers narcissiques, les trop gentils aux dents pourries, les queutards qui t’envoient leur bite version filtre Instagram et puis les sociopathes qui viennent sonner chez toi en plein milieu de nuit… 

- Forcément, vu comme ça… Mais un beau jour, va peut-être falloir songer à relancer la machine, nan ?

 T’en fais pas pour ça. J’ai mes jouets. Et au pire j’ai ton numéro.

 Au pire. Enfin, pas sûr que le mélange des genres soit une idée fameuse.

- Une fois mon CDI signé, on aura les mains libres.    

- Et ton esprit, il sera libre, lui aussi ?

En même temps qu’elle détourne les yeux, Anaïs esquisse un sourire.

C’est con, mais Martin t’adorait. Régulièrement, il demandait de tes nouvelles. Quand je lui racontais ta vie, tes rancards à dormir debout, il se marrait. Ça le sortait de ses emmerdes au parlement européen, de son train-train de technocrate. Tout ça pour te dire qu’avec toi, j’aurais pas de mauvaises pensées, ni l’impression de le tromper. Et puis si tu veux tout savoir, Leslie m’a vanté tes prouesses.

- Punaise, elle a lâché le morceau. Si son mari l’apprend…

- Je garde ça pour moi, t’inquiète. Et puis lui en veux pas, c’est moi qui l’ai bien cuisinée. Bref, du coup je t’avoue, curieuse de te mettre à l'essai !

 À suivre, alors. Bon, cette charte graphique, on s’y met ? 

Anaïs marque un temps d’arrêt, dépose un baiser sur ma joue et dans un murmure me rétorque : 

On s’y met.

Je repars de chez elle en début de soirée. Tandis que sur le quai bondé, je poireaute jusqu’au prochain métro, un type endimanché, grand, moustachu, coiffé d’un chapeau haut-de-forme fait le pied de grue sur le quai, une pancarte noircie à la main :

 

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La prémonition via quelques mots d’auteur

 

Amusé par le concept, je tends un billet vert au type, qui d’un hochement de tête me remercie. Il me fixe ensuite du regard avant d’un coup fermer les yeux. Comme le vrombissement de la rame signale son approche imminente, je l’entends soudain déclamer d’une intonation solennelle : 

POUR UNE FEMME, TOUT ÉVÈNEMENT, MÊME UN DEUIL, SE TERMINE PAR UN ESSAYAGE. MARCEL PROUST.

Sa tirade à peine achevée, l’inconnu costumé s’évapore aussitôt dans la cohue environnante. C’est perplexe que je grimpe dans le wagon archicomble et le sourire aux lèvres que je texte Anaïs : Merde pour ton entretien final. De mon côté, plutôt pressé d'entamer ma période d'essai.