Douche froide

Il est à peine vingt-et-une heures et on a beau être en été, le ciel est déjà rose-orange lorsque je propose à Camille de passer la chercher pour ensuite aller pique-niquer. Extenuée par sa garde de nuit de la veille, elle accepte du bout des lèvres.

À vingt-deux heures et des brouettes, nous voilà tous les deux posés sur l’herbe tiède du bois de Vincennes. Tandis que je débouche le vin – un rosé MinutyCuvée Prestige ­­–, Camille sort les gobelets, les assiettes et les victuailles de mon sac. 

 J’y crois pas, t’as pris du halouf. T’as zappé que le porc et moi, ça fait deux au carré ?

- Ha. T’inquiète pas, j’ai pris d’autres bonnes choses… Y’a de la truite fumée, du houmous à la figue… même du tarama à la truffe !

- C’est toi la truffe. J’ai une sainte horreur de la truffe. En fait t’as tout oublié. Tu vois, c’est pour ça que j’évite toujours soigneusement de remettre le couvert avec mes ex. Y’a toujours cet arrière-gout amer, cette impression de bouffer froid un plat qui doit se manger chaud.

- Bah regarde-moi ça ! lui dis-je tout en désignant les diverses barquettes transparentes posées devant nous sur le plaid. « Ça peut être exquis même si froid ! »

- Écoute, pour rester dans le culinaire, toi et moi, on est déjà sur du réchauffé. Alors si en plus c’est mal réchauffé… Perso, ça me coupe tout net l’appétit, voire me fout la nausée.

Sentant la soirée mal tourner, je tente de limiter la casse en passant du tragique au ludique : 

 - Bon tu veux jouer à ça, ok. Lieu de notre premier baiser ? 

- Pfff… Chez toi, sur ton canapé défoncé. Le parfum que je porte ? 

- Ah ça, je sais. Un truc d'obscur créateur italien… Un nom à coucher dehors. Aux extraits de vanille.

 T’as raison, tiens, Joe Malone ça sonne bien latin. Cologne Basil & Neroli.  Je doute que ça se trouve en gousse.

- J’te parlais du parfum d’hiver.

- Je mets celui-ci toute l’année. 

- Bon… La première fois où je t’ai dit que j’t’aimais ?

- Jamais t’as prononcé ces mots. En tout cas pas en ma présence.

- Bien, c’était une question-piège.

- Couillon. Le job et l’endroit où j’exerce ?

- Gynécologue-obstétricienne à la clinique Sainte-Geneviève.

- En bon obsédé que tu es, c’était trop simple. Allez, question subsidiaire : à quelle adresse j’habite ?

- Ça aussi c’est pas compliqué, je viens de passer t'prendre : 3, rue Jolly. À Saint-Mandé.

- Parfait, tu vas pouvoir me ramener.

Devant mon air décontenancé, Camille jubile, enfonce le clou :

Allez, fais pas cette tête. Moi aussi j’en vois défiler, des femmes. Forcément, vient un moment, on perd le fil.  Je sais pas, moi… fais des fiches, prends une secrétaire, un bras droit. En tout cas, la fin de soirée, c’est avec ta main que tu vas la passer, conclut-elle en se relevant, et rehaussant son jean taille haute.

Quelques minutes plus tard, arrivés devant sa maison, je la regarde ôter son casque, remettre ses cheveux en place.

Wow, quelle étuve ! On cuit sous le casque, tu trouves pas ?

 Perso, ça va. Je viens de prendre une bonne douche froide.

Camille se marre, me claque un bisou sur la joue et disparaît sous une lune pleine, dans la chaleur de la nuit.