Le cadavre exquis

Paris 10e, rue du Château-Landon, un soir de semaine de janvier. Au sortir d’un atelier d’écriture, Marion, une des participantes, m’interpelle sur le trottoir :

Vraiment chouette, ta lettre d’insultes à Blanche-Neige. On s’émeut presque pour la sorcière, on compatit pour les sept nains. Nan mais vraiment, bravo. Où est-ce que tu vas chercher tout ça ? 

 Ton testament rimé était pas mal non plus. On se croyait dans une étude de notaire, fin XIXème, assis face à Apollinaire.

- Mouais, t’es sympa. Je suis statisticienne, tu sais. Ces ateliers me font du bien, ça me sort des données chiffrées, des grilles d’évaluation… Tu parles d’une vie d’artiste.

- Je crois qu’on vient tous chercher quelque chose ici. 

- Ou oublier quelqu’un…

Je lui propose d’aller poursuivre la discussion autour d’un verre, au Cristal Bar, le troquet d’à côté. Après un bref appel à sa baby-sitter, on file s’installer au comptoir.

Alors dis-moi Marion, quel est donc ce mec qui te hante ?

- Mon ex… qui est accessoirement mon boss. L’angoisse au quotidien, le cauchemar version N+1. La peine de cœur sans fin. Il m’a larguée pour une analyste stagiaire, arrivée il y a quelques mois dans le service. Jeune, grande, brune, une peau de pêche, un air ingénu, des gros seins. Connasse. Rien qu’à te la décrire, je me sens dégueulasse.

- J’comprends mieux pourquoi ma lettre d’injures à Blanche-Neige t’a emballée.

- T’as raison, ça doit-être lié, s’esclaffe-t-elle en terminant son verre de vin. Tiens, on se fait un p'tit exercice créa, dans la veine du cadavre exquis ?  

- Allez, go. Sur un air de Blanche-Neige, du coup.

- Ok. Commence !

- Un jour…

- Mon prince viendra…

- Un jour…

- Mais pas ce soir…

- Car là tout d’suite…

- Au Crystal Bar

- En face de moi…

 Y’a ce joli queutard…

- Qui m’vend du rêve…

- Autour d’un verre de Pinot noir…

- Et j’me demande...

- Ce qu’il attend…

- Pour nous booker…

- Une chambre d’hôtel vers Saint-Lazare…

L’addition réglée par Marion, la chambre réservée sur Dayuse, on quitte le bistrot sans un mot, direction la rue de Milan.