La place du mort

17 heures, je sors du collège. J'aperçois son Austin garée de l’autre côté de la rue. Son regard bleu, un peu perdu, la vitre de la voiture baissée, sa main levée, ses doigts vernis tendus. Je plante là mes petits camarades, traverse à toute blinde, hors des clous, me plante devant sa Mini noire.

 Je ne vous embarrasse pas j’espère. J’ai à vous parler, montez s'il vous plaît.

En m’installant près d’elle, sur le siège passager, je manque de peu d’heurter ma tête au toit. Elle réprime aussitôt son rire, tente de détendre l’atmosphère :

Ça change des grosses voitures de votre père, n’est-ce pas ?

Je garde le silence, les yeux baissés aussi. Elle met le contact, démarre.

On discute en roulant, si ça vous va. Je peux vous emmener quelque part, chez Foot Locker, Micromania ? Dites-moi.

 Vous voulez quoi ?

- Parler de vos envies, des miennes. D’éventuelles projets familiaux, de ce que vous attendez de moi. De ce que je pourrais être pour vous.

- Pour l’instant, vous êtes un problème. À la maison, c’est l’enfer tous les soirs. Maman pleure et picole, papa rentre de plus en plus tard. Mes notes sont en chute libre, plus moyen de faire mes devoirs.

- Je sais. Et j’en suis désolée. C’est un mauvais cap à passer. Vos parents ne s’aiment plus vraiment, vous savez. Tout le monde souffre dans cette histoire. Votre sœur et vous les premiers. J’ai beau en parler à Joseph… Rien n’y fait. Peut-être pourriez-vous, avec vos mots d’ado, lui expliquer. Lui faire comprendre.

- J’ai 14 ans, je suis son fils. Pas son pote ni son confident. Et encore moins votre avocat.

Elle rit jaune, passe la quatrième. La voiture vibre de plus belle, bringuebale et file à toute allure dans les rues cossues du 16ème.

Vous en avez de l’esprit, pour vôtre âge. Et de la répartie. On frise l'insolence.

-  Foutez-nous la paix, s’il vous plaît. Et rendez-vous service, par la même occasion. Vous perdez votre temps, vous aimez dans le vent. Je connais mes parents.

Au moment de tourner dans l’avenue de Friedland, les pneus patinent dans un crissement, l’Austin manque de se retourner. D'une main je m’accroche à mon siège, de l'autre à la poignée du toit.

Donc pour vous, dans toute cette histoire, c’est moi qui ai le mauvais rôle. La mauvaise place ! La place du mort ! éructe-t-elle d'un ton strident, des grelots de rage dans la voix.

     Tétanisé par sa colère, effrayé par son hystérie, je reste muet.

Déboulant sur la Place de l’Étoile, embouteillée à cette heure-là, elle pile tout net sur le pavé. Un concert de klaxons s’ensuit dans la seconde. Ses mains gantées agrippées au petit volant acajou, elle se tourne vers moi et d’une intonation glaciale m'ordonne :

Sortez.

- Pour aller où ? J’ai aucune idée d’où on est et y’a des bagnoles de partout.

- Au niveau des Champs-Élysées. Charles de Gaulle-Étoile, Georges V, les métros sont tout proches. Vous retrouverez votre chemin.

La portière aussitôt claquée, elle redémarre en trombe, disparaît dans le flot d’engins, par-delà l’Arc de Triomphe. 

Quelques minutes plus tard, marchant d’un pas mal assuré dans les couloirs blafards de la station Kléber, je dépasse un colleur d’affiches qui, mains sur la taille, inspecte celle tout juste placardée :

 

  GRANDIR, C’EST MOURIR UN PEU

Un film de Thierry Poiraud

Avec Darren Evans, Fergus Riordan et McKelle David 

Sortie au cinéma le 8 avril