Un mal pour un bien

Un dimanche soir de février, pluvieux et sans grandes perspectives. La semaine s’achève en douceur, la soirée s’annonce chill : plateau sushis, série Netflix, échanges WhatsApp en filigrane. Éventuellement, une petite branlette expédiée devant une vidéo Pornhub, catégorie MILF à gros seins, avant d’éteindre les lumières. La panacée occidento-existentielle, l’Eldorado version GAFAM.

Une heure plus tard, j’enfile un jean, passe une chemise, lance une playlist Popol party et allume trois ou quatre bougies. La magie des algorithmes d’applis dating ayant de nouveau opéré, Laura et moi nous sommes flashés sur Bumble, chauffés et filés rendez-vous. Ayant dégoté par miracle une nounou de dernière minute sur Baby Sittor, elle roule à l’heure actuelle vers moi, mon adresse dans son GPS.

Dix-neuf heures trente, mon iPhone sonne :

C’est le boxon dans ton quartier, impossible de me garer.

 Le match de foot, j’avais zappé…

 Tu aurais une place de parking ?

- Je vois ça et je te rappelle.

Je contacte quelques voisins, l’un d’eux finit par accepter de me prêter son emplacement. Je préviens aussitôt Laura.

C’est bon, je descends te rejoindre, on file ensuite dans mon parking. Attends-moi devant le 14. Marque et couleur de ton bolide ? 

- Une Fiat 500 bleu nuit.

- J’arrive de suite.

Sitôt dehors, j’aperçois son pot de yaourt de l’autre côté de la rue, coincé dans les embouteillages. Soir de match oblige, toute l’avenue est congestionnée et, en effet, pas un endroit où stationner. Portable et clés d’appart en mains, je traverse à la hâte, contourne son véhicule, ouvre la portière passager, me glisse dans la caisse riquiqui.

- Punaise, en effet, quel bord-…

- Vous êtes qui ? me questionne la jeune conductrice, une brune aux yeux verts en amande, bustée comme une actrice porno, tout aussi incrédule que moi.

- Vous n’êtes pas Laura… Écoutez, je suis désolé, j’ai rendez-vous avec une femme, qui censément m’attend juste devant chez moi, au volant d'une Fiat, elle aussi. Couleur bleu nuit.

- La mienne est noire.

- D’où ma confusion. Mille excuses.

La bombasse brune sourit mais garde le silence. Je sors sans tarder de l’engin, rappelle Laura.

T’es passée où ? j’viens d’monter dans une Fiat 500, pas la bonne tu t’en doutes.

Laura part dans un drôle de rire, un genre de caquètement aigüe.

Impossible de m’arrêter, j’ai dû continuer à rouler. Je suis au feu rouge, quelques mètres plus haut. Tu veux mon numéro de plaque ? glousse-t-elle d’une voix crispante.

Je raccroche, pars vers elle en petites foulées. Arrivé au coin de l’avenue, j’aperçois la fameuse voiture.

Sitôt assis à côté d’elle, c’est le fiasco fantasmatique, les limbes libidinales. On est loin des photos mises en ligne sur sa fiche Bumble : visage poupin, des joues rougeaudes, un nez porcin, des cheveux filasses, frisotés, blonds comme les blés, ramassés en chignon, qui achèvent de lui donner l’air d’une bavaroise des années 30. Et sa tenue n’arrange rien : une robe informe, multicolore, aux motifs kitschissimes, style papier peint de chambre de cottage anglais.

 Alors, il est où ton parking ? m’interroge-t-elle, toutes dents dehors.

- Quand le feu passe au vert, tu tournes immédiatement à gauche.

Acculé, résigné, je me conditionne mentalement pour affronter un long moment de solitude.

Arrivés devant le parking, je cherche la commande du portail, en vain.

Impossible de trouver mon bip… Enfin, surtout mon trousseau de clés : il y est accroché.

- Imagine tu l’as oublié dans la voiture de l'autre nana…

- Je vois pas d’autre explication.

- T’es sérieux ?

- Je perds rien à aller vérifier. Attends-moi, je reviens.

Je sors presto de la bagnole, m’élance dans la rue, tourne à droite dans mon avenue. Par miracle, la Fiat est toujours là, engluée dans les bouchons.  

Je toque à la vitre, que la brune abaisse aussitôt.

- Vous revoilà ?  

- Mes clés…, lui dis-je, en désignant du doigt le trousseau resté sur le siège.

- Mais c’est un sketch votre histoire, lâche-t-elle d’un sourire affolant. « Bon, vous avez trouvé votre dame, au moins ? »

 Trouvée, oui.

- Vous n’avez pas l’air emballé ?

 C’est un premier rancard… Et très certainement le dernier.

- Je vois. Elle n’est pas votre style ?

- Sauf à aimer les teutonnes grassouillettes…  

- Aie. Qu’allez-vous faire ? 

 Couper mon téléphone. Et puis rentrer chez moi, je pense.

 Limite comme attitude, voire lâche. 

Je dégaine mon portable, lui montre la fiche Bumble de la fille en question.

Là, elle semble plutôt jolie.

- En vrai c’est Fräulein Frankenstein. Y’a tromperie sur la marchandise. Clairement.

- Si elle n’a pas été fair-play, alors... Bon, du coup vous voilà sauvé. Remerciez-moi ! 

- Justement, j’y pensais. Vous faites quoi, là ?

- Je sors tout juste du boulot et rentre chez moi, place des Ternes.

- Un verre au Dada, ça vous dit ?

La brune sourit, se mordille la lèvre inférieure, bat des cils et passe la première.