Le miroir et moi

La porte d’entrée du pavillon à peine refermée derrière nous, Inès attaque :

- Alors, t’en penses quoi de ma bande de potes ?

Pressé d’arriver à l’appart, encore plus d’écourter l’échange, j’accélère le pas dans la rue.

Très chouette.

- Ah nan. J’exige un vrai debrief. On était quoi, une bonne dizaine, et c’est tout ce que t’as à dire ?

- 14, en tout. Toi, moi, et 12 putain d’apôtres. 

- Ca y est, ça commence.

- 12 condisciples de la pensée unique. Nourris au sein de leur patrie : l’Empire du Bien.

- T’es vraiment chiant quand t’as trop bu.

- Pas d’autre choix, vu le prêche socialo-bobo enduré le temps qu’a duré la soirée. D’ailleurs, en parlant du pinard, je crois que ton copain Maxence a eu une demi-molle lorsqu’il a claironné que son Château-bidule était certifié sans sulfites.

- T’es odieux. Ils comptent parmi mes amis les plus proches, tu sais. Alors oui, ils sont parfois un peu donneurs de leçon…

- De vrais Tartuffes totalitaires, ouais. Des fanatiques du Faites c’que j’dis

- Mais pas du tout !  Ils font bel et bien ce qu’ils disent ! 

 Ouais, ouais. Tant que ça reste au niveau du tri sélectif et qu’il s’agit d’acheter leurs graines de lin en vrac chez Naturalia. Parce qu’autrement… ta pote Charline m’a pas vraiment l’air d’être le style à se déplacer en Velib’. Et dans le portefeuille d’Elise, je vois moins un Pass Navigo qu’une CB Visa Infinite.

- Ok, Charline roule en Nissan QASHQAI, mais c’est un hybride. Et puis avoue, c’est quand même plus commode pour trimballer ses gosses. Quant à Elise, elle est agoraphobe. Donc en effet, pour elle, pas de métro ni RER. Mais elle ne prend que des Uber green. Électriques, quoi.

- La blague. Nan mais tu t’écoutes, là ? Et ton pote régisseur, Nico, qui se vante d’avoir orchestré le meeting de Mélenchon version hologramme. J’ai bien cru que j’allais dégueuler de rire leur gratin courgette-quinoa.

- D’ailleurs, il était succulent.

- Ouais, enfin pour c’qu’il y avait dans l’assiette.

- C’est bon. Tu t’es resservi deux-trois fois. En plus d’avoir englouti une bonne moitié de la miche de pain à l’épeautre. 

 Ah bah voilà, crache ta Valda : je t’ai fait honte. 

- Mais nan, arrête. Je t’aime et te prends comme tu es. Et de même avec mes amis. On a tous nos petits travers, nos côtés un peu pathétiques, dit-elle en sortant son portable et en tapotant sur l’écran.

- Tu fais quoi ? 

- Je me commande un VTC.

- Greeeeeen, j’imagine.

- Rigole. Ce soir, je rentre chez ma mère. Et toi tu dors sur la béquille, coco.

Le Uber à peine reparti, mon iPhone vibre dans ma veste. Un SMS de Jeanne, une ex :

Possible de passer chez toi, histoire d’imprimer quelques docs ? J’ai une présentation demain et plus d’encre dans l’imprimante.

- T’as de quoi te faire inviter ?

- Une bouteille de vodka ouverte et ce qu’il me reste de pizza. Pour le dessert, j’improviserai. Mais ce sera du fait maison.

- Yummy. Tu viens comment ?

- En voiture, d’ici 30 minutes. Ça te va ?

- Impec’. A tout.

Sur le trajet du retour jusqu’à l’appart, je pense à Inès, à ses potes, à cette drôle de fin de soirée, à tous nos petits arrangements avec la vie, l’amour, la vérité, et puis à moi demain matin, face au miroir, durant ce bref instant, juste avant de me raser.