Avis d'échéance

Il est minuit, Paris s’endort. 

Une fin de soirée ordinaire, un jeudi de décembre chez elle, au 32 rue Basfroi, précédée d'un dîner au divin menu, aux échanges plaisants, stimulants, sur fond de playlist idéale : de Marvin Gay à Bruce Springsteen en passant par les Stones, Rodriguez et Herbie Hancock. Depuis les quelques mois que notre relation durait, Colombe et moi commencions à bien nous connaître. On savait nos affinités, nos convergences tant culturelles qu’intellectuelles mais aussi quels sujets fâchaient : le politique, l’économique et le social. Tiercé gagnant dans le désordre pour une engueulade XXL. 

Sous un ciel noir mais qu’on devine couvert, accoudée à la fine rambarde de son mini balcon, emmitouflée dans un long plaid rouge sang, d’une intonation monocorde elle me balance un scud :

- Tu sais, j’ai vraiment réfléchi à propos des présidentielles. Le 10 avril 2022, tu devras faire un choix.

- Comme toi et beaucoup d’autres gens, à priori.

- Fais pas l’andouille, tu m’as comprise : un choix entre ton pote sémite et moi.

- Tu vas pas remettre ça.

- Et pourquoi pas ? Ça te semble être un point de détail dans la longue liste de nos différends ? Ou bien encore es-tu flippé à l’idée qu’aborder la question vienne compromettre ta petite baise du soir ?

-  On en a déjà parlé… Être riche de ses différences, se respecter dans nos croyances,  nos idées les plus opposées…

-  LÀ JE TE PARLE DE VALEURS. MERDE ! L’idée de me faire sauter par un réac' des beaux quartiers me révulse.

- Écoute je sais pas quoi répondre à ça… Essaie d’occulter. Pense à mes bons côtés, mes aspects les plus attirants, nos chouettes moments…

- Je songe plutôt au plafond de verre de notre relation qui fait que, tout comme pour ton nabot facho, notre avenir est mort-né, nos projets à peine esquissés qu’aussitôt voués à s’effacer. Et puis jamais tu connaîtras mes proches. Pas moyen de te présenter. Mes parents sont d’anciens trotskistes, mes meilleurs amis de fervents militants NPA. Tu sais tout ça. J’ai d’ailleurs croisé Philippe à une manif’ anti-pass. On a pu un peu échanger, ça m’a fait un bien fou, donné envie d’y croire encore.

- Philippe… De Villiers ? 

- Poutou, idiot. C’est un type incroyable, animé d’une foi I-NÉ-BRAN-LABLE, quasi christique, m’assène-t-elle d’un ton soudain radouci tout en écrasant son mégot dans un bac à plantes desséchées depuis l’été dernier. « Bref, je te demande même pas de lui filer ta voix… Tu peux juste voter Hidalgo, au pire t’abstenir. Au nom de la nation. Au nom de nous. »

Les dents serrées mais l’air de rien, je m’extirpe du canapé et tente un repli silencieux dans sa chambre.

- Tu vas où ? 

- Bah me coucher… Tu me rejoins ?

- Oublie. Cette nuit, toi et ton p’tit kiki coupé vous dormez dans votre banlieue bourgeoise. 

-  T’es rude là, y’a le couvre-feu… Je fais comment, moi, pour rentrer ?

- Tu prends un risque. Ça te changera. Toujours à minauder, feinter. Esquiver les vrais questionnements, éluder les enjeux majeurs. Au pire tu te fais contrôler par une patrouille de flics. Un p’tit goût de ta douce France rance des années 39-45. Tu vas aimer.

Quelques minutes plus tard, je marche tête basse rue de Charonne direction la bouche de métro quand une fille d’une vingtaine d’années munie d’un seau me hèle :

- Monsieur, je peux vous demander votre aide ? Je suis seule pour coller ce soir… Si vous pouviez juste m’aider pour cette affiche… J’aimerais la placer en hauteur mais avec mon mètre soixante-trois… ce serait plus simple à quatre mains.

-  Allez. Je suis votre homme.

Tandis que je maintiens l’affiche, la fille s’empare de sa brosse, la plonge dans le seau, la ressors aussitôt et d’un geste qu’on devine usuel la déploie le long du mur de la rue Jules Vallès. HIDALGO ! 2022 – RÉUNIR LA FRANCE. Le visage de la reine-maire de Paris, comme illuminé par la grâce, s’affiche en mode kingsize face à mon regard abattu.

- Merci pour elle, pour le pays, me murmure la jeune militante qui aussitôt le job fini disparaît dans l’obscurité, me plantant là, sentimentalement esseulé, électoralement éreinté.