Une affaire de goûts

Installé au Walrus, un bar shop’in de la rue de Dunkerque, je joue les brocanteurs d’un jour, mes nombreux 33 tours à vendre posés dans des bacs, devant moi.

Une fille s’approche timidement, et d’un index qu’on devine habitué à l’exercice, commence à les faire défiler.

Wow, un pressage australien du premier Killing Joke.

- Sorti chez Malicious Records, leur propre label, qu’à l’époque…

- … en 1979, ils venaient tout juste de créer. Je sais.

- Une connaisseuse, je vois !

- Je suis une fana’ de post-punk, de cold wave et d’indus, dit-elle en continuant à parcourir du doigt les disques sous pochettes plastiques.

Un bon quart d’heure plus tard, c’est une cinquantaine de vinyles qu’elle a sortis des bacs.

Vous me faites un prix pour tout ça ?

 Bien entendu. Ça va aller pour le transport ?

- C’est le souci… J’habite Colombes. Le bout du monde.

- J’vis moi aussi dans le far-ouest parisien. J’peux passer vous les déposer en fin de journée, si ça vous dit.

- Vous feriez ça ? ce serait chouette.

- Par contre pas avant 20 heures, le temps de tout ranger ici.

- C’est parfait ! s’exclame-t-elle, en dégainant son portefeuille.

Sitôt la cargaison réglée, je note dans mon portable son nom, son adresse et son numéro.

63, rue Henri Martin. C’est noté Maëva.

- Alors à ce soir, à Colombes ! 

À peine entré dans le deux-pièces, Maëva, comme gênée, s’exclame :

Je sais, c’est affreusement moderne et ça manque cruellement de charme ! Ça appartient à la belle-mère de mon copain… elle a proposé de nous le louer pour une bouchée de pain… on a pas hésité longtemps. Je vous sers un café, du vin ?

- Ah bah un petit verre de blanc avant de reprendre la route, je dis pas non.

- C’est parti, je nous verse ça ! Je vous laisse gérer la playlist.

Les vinyles déposés, j’en choisis un que je dispose sur la platine. Depuis la cuisine, Maëva s’écrie :

Ah, Death in June !

 Dans l’mille.

Into that darkness… into that darkness… She said destroy est probablement mon morceau favori. 

- Votre copain est dans cette vibe indus, lui aussi ?

- Pas vraiment. Voire pas du tout. D’ailleurs, ça risque de bien gueuler à son retour, quand il va tomber sur les disques. Là, il est en déplacement pro.

 Il écoute plutôt quel style ?

- La musique du silence. Krautrocklo-fistonershoegaze: pour lui, tout ça c’est du pareil au même. Du bruit.

- Sympa.

 L’angoisse totale. Et j’vous dis pas pendant le sexe : j’entends les mouches voler.  Enfin plutôt ses couilles cogner. 

Nos regards se rencontrent pour aussitôt se séparer. Hilare, je manque de recracher mon vin.

Pardon, c’était vraiment pas délicat. Mais bon, ça vous donne une idée. Et moi qui rêvais de baiser sur du Siouxsie & the Banshees, lâche-t-elle d’un soupir résigné, avant de remplir de plus belle nos verres de chardonnay.

- Du coup, je comprends mieux pourquoi vous m’avez pris l’album The Scream.

Nos yeux se tamponnent à nouveau, pour cette fois ne plus se lâcher. Nos visages à touche-touche, on s’emballe à pleine bouche. À peine l’ai-je soulevée qu’elle se cale à califourchon sur moi, jupe relevée, haut à moitié déboutonné. 

L’instant d’après, elle seins nus, moi le jean à mi-cuisses, elle me glisse :

On va continuer dans la chambre… Vas-y, je te rejoins de suite. 

À peine allongé sur le drap, dans la pénombre, j’entends les premières notes de basse de la chanson Jigsaw Feeling bourdonner haut et fort dans tout l’appartement.